Économiste, ingénieure agronome de formation et chercheuse à l’INP-Ensat (Toulouse), Geneviève Nguyen a découvert que 10 % des exploitations agricoles françaises présentent des allures de firme. Elle détaille pour le JA mag ce long travail d’enquête, présenté dans son livre « Le nouveau capitalisme agricole, de la ferme à la firme ».
Comment est né votre livre « Le nouveau capitalisme agricole, de la ferme à la firme » ? C’est le résultat d’un certain nombre de travaux menés entre 2010 et 2013 dans le cadre du programme Agrifirme, financé par l’Agence nationale de la recherche. Des travaux que nous avons ensuite poursuivis grâce à des financements supplémentaires. Nous avons découvert qu’au moins 10 % des exploitations françaises présentent des allures de firme. Ce qui représente 28 % de l’emploi et 30 % de la Production brute standard (PBS) du secteur agricole.
Quelles données avez-vous utilisées pour vos recherches ? Nous avons mené plus de 80 études de cas dans toute la France. Ce travail d’enquête approfondi a pris du temps, car il a fallu gagner la confiance des exploitants. Mais cela ne suffisait pas. Pour avoir une idée de l’ampleur du phénomène, il nous fallait de l’analyse statistique. Nous nous sommes donc appuyés sur les recensements agricoles de 2000 et 2010. Nous aurions bien voulu utiliser les données des enquêtes structure de 2013 et 2016, mais malheureusement c’est très compliqué d’y avoir accès.
Vous dites que vous vouliez « entrer dans la boîte noire ». Qu’y avez-vous trouvé ? La boîte noire en question, c’est la firme agricole. Nous en avions une vague idée, mais nous n’en connaissions pas précisément les contours. Au cours de nos recherches, nous avons détecté de nombreuses formes organisationnelles complexes, tant du point de vue de la structure que de la gouvernance des exploitations.
Commençons par la structure de ces firmes agricoles… Certaines sont des assemblages d’exploitations agricoles, tandis que d’autres intègrent les maillons amont et/ou aval d’une filière. Je m’explique. L’intégration amont-amont fait référence à la firme invisible. Aujourd’hui, vous avez des propriétaires fonciers qui ont hérité d’une exploitation, mais qui ont une autre activité professionnelle, ou encore des agriculteurs à la retraite sans repreneur, qui délèguent intégralement la gestion de leur domaine à une Entreprise de travaux agricoles (ETA). Du coup, certaines ETA gèrent plusieurs milliers d’hectares. C’est ça, l’intégration amont-amont. On sait par exemple que 20 % des exploitations en grandes cultures ont totalement délégué leur surface à des ETA.
Et leur mode de gouvernance ? Les firmes agricoles ont souvent plusieurs centres de décision. Il existe une séparation partielle, voire totale, entre ceux qui détiennent le capital et ceux qui gèrent l’entreprise. Elles reposent sur une très forte utilisation de la main d’œuvre salariée, permanente ou saisonnière. Enfin, elles font appel à des compétences nouvelles : gestion des ressources humaines, gestion financière, R&D.
Ces firmes sont-elles énormes, en taille ? La plus grande firme agricole que nous avons rencontrée, dans le secteur des fruits et légumes, réalise un chiffre d’affaires de 55 M€ par an. C’est assez exceptionnel. Pour vous donner un ordre d’idées, les très grandes firmes agricoles réalisent en moyenne 500 000 € de CA et embauchent 8 à 25 Équivalents temps plein (ETP). D’autres exploitations agricoles à allure de firmes ont la taille d’une TPE, avec un CA annuel de 140 000 €. Pour nous, la taille n’est pas un élément discriminant. Ce qui différencie une firme d’une exploitation familiale traditionnelle, c’est vraiment la complexité de la structure organisationnelle et de la gouvernance.
Vous dites qu’au moins 10 % des exploitations agricoles françaises s’apparentent à des firmes. Il y en aurait donc plus ? Tout à fait. On a obtenu ce chiffre de 10 % grâce à une fouille statistique du recensement agricole. Or les liens financiers entre les exploitations n’apparaissent pas dans cette base de données. Il y a tout un ensemble de firmes agricoles, de type holding, que nous n’avons pas pu identifier.
À quoi ressemblent ces holdings ? Il y a deux formes de holdings : deux entreprises peuvent soit créer une troisième entité, soit mettre du capital en commun sans création d’entité. L’intérêt est à la fois fiscal et économique, car ce statut permet de lever des capitaux externes et de développer des projets financièrement autonomes. Ou encore de partager un groupement d’employeurs ou une unité de transformation sous la forme de SA. On ne sait pas du tout combien il y en a vu qu’elles sont absentes des statistiques. Mais sur nos 80 études de cas, nous en avons croisé beaucoup. Et les agriculteurs qui en font partie nous disent que c’est en plein essor.
Revenons aux firmes agricoles dans leur ensemble : ont-elles le pouvoir de construire la règle du marché ? Pour les plus grandes, oui, car elles sont sur tous les marchés. Prenons l’exemple du groupe italien Bovina (nom d’emprunt), spécialisé en bovins viande. C’est l’archétype de la grosse firme. Bovina détient plusieurs sites de production en France et en Italie. Chaque site fonctionne de manière auto-nome avec une équipe dédiée et cible un marché différent : circuit long pour l’export, marché local ou vente directe. Il est évident que Bovina participe à la construction des normes et des prix. Vous avez aussi des firmes qui sont en réseau et qui développent elles-mêmes leur démarche RSE, leur cahier des charges. Petit à petit, elles aussi influencent le marché.
Est-ce une bonne ou une mauvaise nouvelle pour l’agriculture française ? Nous ne sommes pas en mesure de dire si c’est bien ou mauvais, car nous n’avons pas encore mené de travaux sur la performance économique, financière, environnementale et sociale de ces firmes. En tant que chercheurs, notre objectif est de montrer qu’il se passe des choses qu’on ne voit pas forcément au premier abord. Aujourd’hui, en France, l’exploitation familiale reste le modèle dominant. Mais il faut reconnaître que d’autres formes apparaissent, comme la firme ou encore des formes paupérisées d’exploitation. Si on veut que les politiques publiques accompagnent une forme plutôt qu’une autre, il faut reconnaître cette diversité et cette coexistence. Si notre choix de société est de maintenir l’exploitation familiale, il faut savoir que la forme historique à 2 UTH disparaît à un rythme de 26 % entre 2000 et 2010.
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