Nous, agriculteurs, appelons les députés à transformer l’essai des Etats Généraux de l’Alimentation. Cet exercice démocratique, qui a eu lieu cet automne, a rassemblé producteurs, industriels, distributeurs, associations de consommateurs et environnementales pour réinventer un cadre plus protecteur et plus juste. Nous avons suivi assidument tous les ateliers et travaillé des milliers d’heures pour faire des propositions équilibrées et novatrices, dans la concertation. C’est l’esprit des EGA, que nous respectons jusqu’au bout. Aujourd’hui, alors que le fruit de ces mois de travail passera dans l’hémicycle de l’Assemblée Nationale, le 22 mai, cet esprit est menacé.
Disons-le, l’alimentation des citoyens est un édifice qui n’a qu’une seule fondation, ce sont les agriculteurs. C’est aujourd’hui une base ébranlée, parfois démotivée, mais pourtant encore pleine de ressources, qui appelle à l’aide : élus de la nation, ne nous chargez pas déraisonnablement mais redonnez-nous un cap. Nous avons conscience que le monde change, et avec lui les attentes des consommateurs. Nous les comprenons ! Mais si beaucoup a déjà été fait pour faire évoluer nos façons de travailler (réduction de l’utilisation des produits phytosanitaires, entretien de milliers de kilomètres carrés d’espaces verts, respect et entretien de la biodiversité dans les champs et autour, …), nous ne pouvons assumer d’autres transformations de notre métier que si nous en avons les moyens. Quelle logique y-a-t-il à vouloir demander plus à une catégorie de population qui ne bénéficie ni d’un revenu décent ni de la reconnaissance qu’elle mérite ?
A ce titre, il est déconcertant pour nous qui observons les débats, de voir comme il semble parfois facile et rapide pour nos élus d’ajouter des contraintes à notre métier (deuxième partie de la loi) alors qu’il est si laborieux de trouver les compromis pour aller vers la revalorisation des prix (première partie). Les paysans de ce pays ne doivent plus être perçus comme une classe fatalement en décroissance, figée, victime de son temps et qu’on ne pourrait faire évoluer que sous la contrainte, mais comme une force vive, créatrice de richesses et durable, qui ne demande qu’à aller de l’avant si elle en a les ressources, si on lui donne des perspectives et si on lui en laisse la responsabilité. Nos progrès sont impossibles si nous ne pouvons plus vivre au moins aussi dignement que les autres.
L’ambition des Etats Généraux de l’Alimentation pourrait le permettre, à moins que les parlementaires ne se laissent séduire par les discours faciles ou par ceux qui bénéficient du déséquilibre dans les relations commerciales. Il faut en effet dénoncer la malhonnêteté des distributeurs qui se sont empressés de trahir l’esprit consensuel et démocratique des EGA par un comportement de prédateur lors des négociations commerciales annuelles qui ont suivi. Profitant de leurs puissants moyens financiers et leviers de lobbying, ces grands groupes tordent directement ou indirectement le bras aux agriculteurs pour sans cesse baisser les prix, refusant de prendre en compte des hausses significatives des matières premières, exerçant une pression psychologique sur les vendeurs, jouant de convocations à l’improviste, d’attentes volontairement longues, de changements brusques de date ou d’interlocuteur, etc… Ils sont ceux qui entretiennent une économie violente et inhumaine au détriment des consommateurs et des agriculteurs.
Ni les parlementaires ni le Gouvernement ne doivent oublier que ce projet de loi existe précisément car il y a une injustice fondamentale, structurelle, empêchant les agriculteurs de vivre de leur métier et d’opérer ainsi les transformations nécessaires. Il est donc inacceptable de refuser des propositions qui vont dans le bon sens au nom du secret des affaires ou de la liberté d’entreprise, car c’est un contre-sens politique. Si la liberté d’entreprendre et le secret des affaires suffisaient à préserver les intérêts équilibrés de toutes les parties, nous serions tranquillement et sereinement dans nos champs et nos étables en train de faire notre métier et il n’y aurait eu besoin ni d’états généraux ni de loi. La liberté d’entreprendre et le secret des affaires sont justement ce que la loi doit chercher à faire évoluer. Qu’on discute des limites à donner à ces deux notions semble normal, mais qu’on les invoque comme des principes saints et intangibles, nous ne pouvons pas l’entendre. Il faut pour cela évoquer la question des indicateurs de coûts de production : ce projet de loi, qui vise à renverser la logique de construction du prix pour que la valeur soit plus équitablement répartie, ne peut absolument pas laisser les parties définir des indicateurs dans le dos des agriculteurs, donc sans aucune garantie ni transparence. Il est donc logique de rendre obligatoire leur publication, surtout s’ils n’émanent pas d’une concertation interprofessionnelle mais sont créés par un acheteur. A l’heure de la loi pour la transparence de la vie publique, qui a renforcé le pouvoir des lanceurs d’alerte, augmenté les sanctions pour les entreprises qui ne publient pas leurs comptes, obligé les acteurs à publier leurs actions de représentation d’intérêts, cette disposition est d’actualité et plus que nécessaire.
Garantir un revenu décent et des relations commerciales saines pour les agriculteurs n’est pas qu’un geste politique envers une catégorie de population. C’est ce qui permettra de changer l’ordre des choses vers plus de production de richesse, de respect de l’environnement, de qualité, de justice. Pas de nouvelle agriculture, sans agriculteurs.
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