Chers citoyens, consommateurs, contribuables, vous vous demandez peut-être pourquoi les paysans râlent encore. Le 19 décembre à Paris des agriculteurs d’une vingtaine de départements manifestaient au carrousel du Louvre. Ces derniers jours, ailleurs en France, d’autres actions similaires ont eu lieu. La raison de ces mouvements, je vais essayer de vous l’expliquer, c’est que les agricultrices et les agriculteurs de ce pays n’y voient pas clair.
Les observateurs attentifs de l’actualité auront remarqué que les revenus moyens agricoles ont un peu remonté cette année (1). Après deux années de grave crise, ce petit rebond, conjoncturel, est évidemment bienvenu, mais il est largement insuffisant, d’autant qu’il cache de grands écarts. La réalité est que certains agriculteurs vivent de leur métier – et tant mieux – d’autres s’en sortent juste et les derniers ne gagnent tout simplement pas leur vie. Ça c’est le premier problème.
En même temps les agriculteurs, tous, sont soumis à une pression permanente de la part de la société, via les médias et les autorités notamment, que peu de citoyens mesurent à mon avis. Nous sommes une petite fraction de la population active (2%) qui a la responsabilité de nourrir les autres, en fournissant des produits sains, diversifiés. Et pas trop cher. Et sans polluer s’il-vous plait. Sans oublier d’entretenir les paysages. Et si on pouvait arrêter de se plaindre ce serait encore mieux. Ça fait beaucoup, croyez-moi. Et si nous n’avions pas la passion de notre métier chevillée au corps, qu’elle nous ait été transmise par nos prédécesseurs ou qu’elle soit née de nos convictions et nos aspirations profondes (rappelons qu’un tiers des installations en agriculture sont le fait de personnes non issues de ce milieu), nous ne tiendrions pas. Certains ne tiennent pas d’ailleurs, certains craquent, et même s’il faut faire la part des choses dans les motivations, qui peuvent être personnelles ou liées à l’isolement, le taux de suicide dans notre métier, un beau métier pourtant, ce taux que tout le monde déplore, n’est pas à prendre à la légère. En agriculture on ne craque pas seulement parce que les temps sont durs ou les revenus insuffisants, on craque aussi parce que la pression sociale est trop forte, parce qu’on regarde la télé, qu’on entend les voisins : on se sent mis en accusation de ne pas bien faire, que notre fierté est atteinte.
« Intégrer nos coûts de production dans des contrats construits pour durer »
Les sujets de fond, les sujets structurels qui déterminent l’avenir de notre profession ont pourtant je crois été assez bien identifiés lors de l’exercice des Etats généraux de l’alimentation, qui se conclut demain. Ils ont déjà été pointés par le Président de la République lors d’un discours marquant à Rungis le 11 octobre dernier. En gros, il s’agit pour nous et nos filières de reprendre la construction des prix agricoles en partant de l’amont, d’intégrer nos coûts de production dans des contrats construits pour durer, de mieux nous regrouper quand c’est nécessaire et d’arrêter de subir les conséquences de la concurrence sur les prix que se livrent nos industriels et distributeurs. Et il s’agit d’arrêter de produire tous azimuts avant de savoir comment on pourra vendre, et de repartir des attentes, diverses (et pas toujours si lisibles), des consommateurs, les locaux autour de chez nous, nos concitoyens notamment dans les grandes villes, nos voisins européens et ceux des pays avec qui nous avons des échanges équilibrés. Nous allons donc ressortir de ces Etats généraux avec, j’ai tendance à le croire, une feuille de route pertinente, qui responsabilise tous les acteurs, nous agriculteurs y compris. Et qui devra être appuyée par des politiques publiques structurantes et cohérentes, qui nous orientent, nous accompagnent dans cette voie. Je le dis au passage, les agriculteurs ont besoin d’être aidés, mais ce n’est pas pour autant qu’ils aiment vivre de subventions. Les politiques publiques, à commencer par la politique agricole commune, doivent sécuriser nos revenus, nous aider à rester assez nombreux pour préserver la richesse de nos productions, nous accompagner dans l’organisation de nos filières, faciliter nos engagements en faveur d’une agriculture durable en phase avec les attentes des citoyens. Et c’est à peu près ce que la France semble vouloir porter.
« Quand l’agriculture sert de variable d’ajustement aux traités commerciaux»
Si nous sommes sur la bonne voie donc, nous devrions avoir le moral. Seulement voilà, pendant qu’on se penche sur les questions de fond, il y a un mauvais bruit qui ne s’est pas arrêté et qui parasite le message : c’est celui de ceux qui, quoi qu’il arrive, relèguent l’agriculture au second plan et font passer leurs agendas avant toute considération pour notre activité. J’insiste sur ce mot de considération parce que c’est bien de mépris qu’il s’agit. Je peux vous garantir que c’est comme ça que c’est ressenti en tout cas, quand, au nom du développement d’une espèce symbolique (mais pas forcément stratégique) pour la biodiversité, on prévoit d’augmenter la population de loups en restant sourd au besoin des éleveurs de protéger leurs troupeaux de brebis. C’est le cas quand l’agriculture sert de variable d’ajustement dans des traités commerciaux internationaux qui pourraient bien se conclure par exemple par un afflux de viandes du Mercosur qui, produites à des coûts plus faibles, viendront effondrer nos marchés sans offrir le même niveau de garantie sanitaire et environnemental, quoi qu’on en dise, que nos productions européennes. C’est le cas quand, au nom de la simplification, on envisage sans concertation de faire sauter les outils juridiques qui nous permettent tant bien que mal de maîtriser le foncier agricole et de limiter un agrandissement incontrôlé des tailles des fermes qui pourrait nous faire glisser vers… des firmes. Et c’est le cas quand des mouvements « anti-tout », qui trouvent un écho médiatique et politique, viennent démotiver et saper les efforts des agriculteurs qui cherchent à améliorer leurs pratiques
« Relever tous les défis qui se posent à l’agriculture »
Notre pays est riche d’une jeunesse agricole précieuse, je suis bien placé pour le savoir. Les formations initiales sont pleines de candidats et de candidates à l’installation en agriculture, sans parler de ceux qui régulièrement quittent la ville et changent de métier pour devenir paysans. Nous sommes formés, à l’écoute, nous expérimentons, nous aimons évoluer. Nous sommes capables, j’en suis sûr, en particulier notre génération, de relever tous les défis qui se posent à notre agriculture et que je rappelais au début. Des défis que vous nous posez vous-mêmes quand vous vous adressez à nous en tant que citoyens, ou en tant que consommateurs qui faites des choix d’achat. Pour les relever nous avons besoin qu’on nous aide un peu mais nous avons aussi besoin qu’on nous fasse confiance, qu’on nous écoute. Nous sommes sensibles bien sûr quand on nous reconnait comme victimes, mais ce que nous voulons d’abord, c’est se sentir acteurs des changements de notre métier. Car, quoi qu’on en dise, les premiers acteurs c’est bien nous, forcément, et aucun changement dans l’agriculture ne se fera sans les agriculteurs. Nous y sommes prêts, misez sur nous !
(1) Source, comptes nationaux de l’agriculture
Tribune publiée sur le site L’Humanité.fr
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